lundi 14 octobre 2013

SCIENCE: EXTRAIT DU TFC (DEUXIEME PARTIE) DU FR ANICET FANA , Sds


La conception du corps dans la « phénoménologie de la perception »

2.0. Introduction


            S’il y a un thème central dans « la phénoménologie de la perception » de Merleau-Ponty, c’est celui du corps. Mais signalons que Merleau-Ponty est fils de son temps. Il faut comprendre d’abord les soubassements philosophiques de Merleau-Ponty, c’est-à-dire les influences qu’il a subies pour ensuite mieux saisir sa pensée.

            De ce fait, ce chapitre veut d’abord analyser les influences subies par notre réflecteur à travers les notions de « phénoménologie » et de « perception » pour ensuite mettre en exergue sa notion centrale du corps.

2.1. De la phénoménologie et de la perception


            La phénoménologie s’entend comme science des phénomènes.[1]Or les phénomènes s’appliquent également aux autres sciences : la psychologie étudie les phénomènes psychiques et les sciences de la nature quant à elles, étudient les phénomènes physiques, etc. Ainsi le sens du mot « phénomène » peut varier selon les domaines. Mais quelle est alors l’acception du mot « phénomène » en phénoménologie ?

            En effet, on concevait d’abord la phénoménologie comme un stade préliminaire de la psychologie empirique en tant qu’ensemble de descriptions « immanentes » partant sur le vécu psychique. Plus particulièrement, avec Husserl, la phénoménologie va prendre une direction toute singulière. La phénoménologie va s’occuper de la «  conscience ». Elle va  exiger l’abandon des attitudes naturelles liées à notre expérience et à notre pensée.

            De ce fait, Husserl partira du point de vue naturel, c’est-à-dire du monde tel qu’il s’oppose à nous, de la conscience telle qu’elle s’offre dans l’expérience psychologique et il en dévoilera les présuppositions essentielles. Il élaborera ensuite une méthode de réduction phénoménologique qui l’aidera à triompher des obstacles à la connaissance inhérents à tout mode de recherche tourné vers la nature et à élargir l’étroit champ de vision que comporte ce mode naturel, jusqu’à ce qu’enfin, il ait découvert le libre horizon des phénomènes considérés dans leur pureté transcendantale. Il s’agit donc en phénoménologie de décrire et non d’expliquer ni d’analyser les essences de la conscience, c’est un appel pour revenir « aux choses-mêmes », d’où la phénoménologie désavoue la science.

            Revisitant la notion de la phénoménologie, Merleau-Ponty répond à la question « qu’est-ce que la phénoménologie ? » de la manière suivante : « la phénoménologie, c’est l’étude des essences et tous les problèmes, selon elle, reviennent à définir des essences : les essences de la perception, l’essence de la conscience par exemple. Mais la phénoménologie, c’est aussi une philosophie qui replace les essences dans l’existence et ne pense pas qu’on puisse comprendre l’homme et le monde autrement qu’à partir de leur « facticité ». C’est une philosophie transcendantale qui met en suspens pour les comprendre les affirmations de l’attitude naturelle, mais c’est aussi une philosophie pour laquelle le monde est toujours déjà là avant la réflexion, comme une présence inaliénable et dont tout l’effort est de retrouver ce contact naïf avec le monde pour lui donner enfin un statut philosophique (…) c’est aussi un compte rendu de l’espace, du temps, du monde « vécu ».[2]

            La préoccupation Merleau-Pontienne sur la phénoménologie n’est pas moins celle de Dartigues dans son œuvre intitulée : « qu’est-ce que la phénoménologie ? ». Avec Merleau-Ponty, la phénoménologie consiste en la description des faits, des phénomènes, des choses plutôt que leur analyse et leur explication. Il s’agit pour lui de revenir aux choses-mêmes, c’est-à-dire de revenir à ce monde avant la connaissance dont la connaissance parle toujours et à l’égard duquel toute détermination scientifique est abstraite, signitive et dépendante.[3]

            Il s’agit aussi, plus spécifiquement de la phénoménologie de la perception. En effet, étant donné que le réel est à décrire et non pas à constituer ou à construire, Merleau-Ponty veut montrer que la perception est la porte par laquelle la description de l’être est possible. C’est par le corps qu’on peut découvrir l’être du monde. Ainsi, cette perception n’a pas le sens que lui ont donné les intellectualistes pour qui elle est une organisation immédiate des sens grâce à l’action du jugement ; elle n’a pas non plus le sens des empiristes (Locke, Berkeley, Hume, etc.) qui la mettent en rapport avec une réalité existante. En effet, selon eux, l’être est ce qui est perçu.

            A contrarie, le phénomène de la perception chez Merleau-Ponty demande de prendre position à l’intérieur même du processus perceptif au moment où il s’effectue le plus naturellement, en ne prenant pas trop distance avec le vécu de la sensation. Chez lui, il s’agit du sentiment qui, de l’intérieur a tendance à s’extérioriser : toute perception de mon corps s’explicite dans le langage de la perception extérieure. Ainsi grâce à la perception, le monde s’ouvre, s’initie par elle. En effet, la perception ouvre l’homme à l’être au monde extérieur, grâce à son corps. Car ce corps est l’être dans le monde et c’est lui qui détermine la structure de la perception de l’homme. Ainsi l’on comprend que la perception devient non pas une simple représentation des choses mais une tension vers le monde, une condition de possibilité de la relation au monde. Cette ouverture au monde est une ouverture à un nouveau monde. Ce n’est pas à un monde en nous-mêmes, au cogito Cartésien. Mais « percevoir, c’est engager d’un coup tout un avenir d’expériences dans le présent ».[4] Autrement dit la perception permet à l’homme d’établir une relation ou des nouvelles relations par rapport au monde, aux objets, à l’espace, au temps, bref à tout objet extérieur.        Donc, chez Merleau-Ponty, la perception consiste dans une réflexion philosophique sur la conception de l’insertion de l’homme dans le monde, ce n’est plus la simple description du comportement, ni non plus un simple regard des choses.

            De ce sens de la phénoménologie de la perception, l’on comprend alors le rôle pivot que joue le corps : il devient chez notre réflecteur français, un agent de communication entre l’homme et le monde extérieur, car il ouvre au monde et met l’homme en situation. C’est un corps comme pouvoir d’ouverture qui s’actualise dans le phénomène de la perception.

2.2. La conception du corps chez Merleau-Ponty

             Merleau-Ponty construit une vision du corps en opposition à une tradition dualiste et intellectualiste héritée de Descartes qui fait de la pensée un phénomène indépendant du corps. C’est l'opposition cartésienne entre le corps comme chose étendue (res extensa) et l'esprit comme chose pensante et donc inétendue (res cogitans). Dans cette perspective, non seulement la pensée est conçue comme acte intellectuel pur détaché de toute relation au corps mais le corps (lieu des passions et des pulsions) est ce qui nous empêche de penser et ce dont il faut nous détacher (voire même nous arracher) si nous voulons arriver à penser. C'est, par exemple, la leçon de Platon dans le Phédon. Et chez Descartes, c'est cette idée que lorsque le corps est actif, l'esprit est passif (il subit le corps) et inversement.

            Merleau-Ponty vient s'inscrire radicalement en faux contre cette manière de voir les choses. Pour lui, il n'est de pensée qu'incarnée et le corps ne doit pas occuper une place subalterne par rapport à la pensée mais s'intégrer à celle-ci dans une perspective d'unité et d'unification: or, seul le corps humain individué peut permettre cette unité et cette unification.

            Dans son Rapport sur les travaux présentés au Collège de France en 1951, Merleau-Ponty résumait cette perspective en déclarant:  « C'est dans l'épreuve que    je fais d'un corps explorateur voué aux choses et au monde, d'un sensible qui    m'investit jusqu'au plus individuel de moi-même et m'attire aussitôt de la            qualité à l'espace, de l'espace à la chose et de la chose à l'horizon des     choses, c'est-à-dire à un monde déjà là, que se noue ma relation à l'être ».[5] Et c’est à Gabriel Marcel d’ajouter « mon corps, c’est le repère par rapport auquel          se posent pour moi les existants, c’est mon accès au monde, aux choses et          aux autres ».[6]

           

            Le corps est, donc, pour Merleau-Ponty, le point de départ de toute relation à l'être, c'est-à-dire qu'il ne peut pas y avoir d'expérience métaphysique sans expérience physique et sensorielle à l'origine. On a ici l'exact opposé de l'expérience métaphysique cartésienne qui, dans le cogito, s'abstrait au maximum de tout élément corporel et sensible pour arriver à une relation à l'être « Je pense, donc je suis ».

Mais cette critique de l'intellectualisme n'induit pas, pour autant de la part, de Merleau-Ponty, une position matérialiste. Lorsque Merleau-Ponty dit « Je suis mon corps », il récuse conjointement le matérialisme qui fait du corps le réceptacle passif de la perception via le cerveau et l'intellectualisme pour qui la perception a son siège dans l'âme en tant que distincte du corps et de ce fait il affirme en disant « système de puissance motrices ou de puissance perceptives, notre corps n’est pas objet pour un « je pense » mais un ensemble de significations vécues qui va vers son équilibre. »[7] Il faut substituer à ces approches le corps vécu, ce que Merleau-Ponty appelle le corps propre qui est le lieu immanent de la subjectivité en tant que celle-ci a prise sur le monde: Merleau-Ponty approfondit et retravaille ici le concept de chair forgé par le fondateur de la phénoménologie, le philosophe allemand Edmund Husserl. Je ne suis pas un corps, je suis mon corps: c'est là une distinction absolument cruciale. Pour Merleau-Ponty, la subjectivité ne peut être que corporelle et le corps doit être considéré comme le nœud de significations vivantes et d'unification de notre rapport au monde: en lui viennent se subsumer la scission entre le sujet et l'objet, le soi et le monde, le dehors et le dedans. Le corps est notre expérience fondamentale, celle de la vie même, par laquelle nous nous rapportons au monde.

            « Je ne traduis pas dans le langage de la vue les données du toucher, écrit Merleau-Ponty ou inversement, - je n'assemble pas les parties de mon corps une à une; cette traduction et cet assemblage sont faits une fois pour toutes en moi: ils sont mon corps même[8]Et quelques lignes un peu plus bas, l'auteur insiste sur cette idée du corps comme lieu d'unification et de constitution d'une authentique subjectivité en écrivant:

« Une certaine expérience tactile du bras signifie une certaine expérience tactile de l'avant-bras et de l'épaule, un certain aspect visuel du même bras, non que les différentes perceptions tactiles, les perceptions tactiles et les perceptions visuelles participent toutes à un même bras intelligible, comme les vues perspectives d'un cube à l'idée de cube, mais parce que le bras vu et le bras touché, comme les différents         segments du bras, font tous ensemble un même geste [9] ».

Il y a donc là l’idée d’une  unité gestuelle qui permet l'unification du corps.  En outre, Merleau-Ponty veut nous montrer que, à partir du moment où le corps est expression, cela signifie que parole et langage sont inséparables du mouvement du sujet comme corps propre. La parole est pensée et non point signe d'une pensée qui lui préexisterait. A partir du moment où la pensée s'enracine dans la subjectivité du corps propre qui est expression, parole et pensée ne sauraient avoir de relation extérieure. Il n'est pas de pensée sans langage.

2.2.1. Le rapport entre corps et langage.


            Le corps a une unité distincte de celle de l’objet scientifique. Il a une intentionnalité et un pouvoir de signification dans sa fonction sexuelle. Qu’en est-il de la possession du langage ?

            En effet, elle est perçue comme la simple existence effective d’images verbales lesquelles nous font penser aux traces laissées en nous par les mots prononcés ou entendus. Sur ce, ces traces peuvent être soit corporelles soit se déposer dans un psychisme inconscient. Mais, cela n’importe pas beaucoup car, dans les deux cas, la conception du langage reste la même. Elle ne change pas en ce sens qu’il n’y a pas de sujet parlant. Il n’y a personne qui puisse parler. Seulement qu’il y a un flux de mots se produisant sans aucune intention de parler. Et c’est ce flux qui gouverne tous les mots prononcés.

            Ce mot s’avère dépourvu d’efficacité propre. Car il n’est que le signe extérieur d’une connaissance intérieure. Celle-ci peut se faire sans lui et sans sa contribution. Il existe derrière le mot une opération catégoriale. Mais, seule la pensée est pourvue d’un sens  et le mot peut être compris comme une enveloppe vide. Ainsi, le langage peut être appréhendé comme un simple accompagnement extérieur de la pensée. Cela nous amène à dire selon la première conception du langage, personne ne parle. Mais, dans la deuxième, est en face d’un sujet, mais ce dernier n’est autre que le sujet pensant.

             La parole et la pensée sont enveloppées, l’une dans l’autre. Le sens est pris dans la parole et ce dernier est, en fait, l’existence extérieure du sens.

Bref, le langage tel qu’il nous apparait a bel et bien un intérieur. Mais, cet intérieur ne peut en aucun cas renvoyer à une sorte de pensée fermée sur soi et consciente de soi. Ainsi, le langage est la prise de position du sujet dans le monde de ses significations. Et le monde veut dire tout simplement que la vie culturelle ou mentale emprunte à la vie naturelle les structures qui lui sont propres et que le sujet pensant a pour fondement le sujet incarné.

2.2.2. Du membre fantôme


Au fait, parler du membre fantôme c’est dire seulement que l’homme se trouve devant deux situations. La première est celle dont il est habitué c’est-à-dire tel qu’il a été créé et cette situation fait que lorsqu’il tombe malade ou connait une mutilation, il en soufre sérieusement à cause de ce manque d’un membre qui ne fonctionne plus et cela crée en lui un vide qu’il ne sait pas combler à chaque fois que le besoin se manifeste car la perte ou l’inutilité d’un membre crée une ouverture qui devait être comblée par le membre habituel et c’est ainsi que notre auteur dit : « nous distinguons  deux couches des réalités différentes : celle du corps habituel et celle du corps actuel qui interfèrent et constituent l’ambiguïté du savoir. La première couche, le corps habituel contient des gestes de maniement, des schémas que la seconde n’a pas ». [10]Le corps ne peut donc pas être considéré comme une chose, ni comme un assemblage de particules, ni comme un entrelacement de processus définis une fois pour toutes.

2.2.3. Du corps propre.


            Le corps propre est à comprendre comme quelque chose qui ne peut pas être objectivé ni objectivant. Il  exerce plutôt une fonction de reconnaissance. Nous devons considérer une permanence du corps propre qui sert de fonds à la permanence relative des objets qui assure un contact continu avec le monde (qui est l’horizon de notre expérience).            Le corps phénoménal est celui de l’expérience actuelle et de l’histoire individuelle. Cette vue pré-objective du corps et du monde permet la réalisation de la jonction du physiologique et du psychique. Par exemple, dans le cas du membre fantôme, là où le sujet semble oublier son corps réel et ignorer la mutilation, sa conscience corporelle reste équivoque. Le refus de l’infirmité, de l’anosognosie, manifeste l’intégration du corps propre au corps environnant et veut dire que le sujet reste engagé dans un certain monde physique ouvert à toutes les actions possibles.

             Le corps propre exprime une manière particulière de se projeter et d’exister dans le monde. C’est le terrain commun qui réunit physique et psychique. Le membre fantôme relève donc à la fois des conditions physiologiques et de l’histoire dont le malade est porteur que traduisent ses souvenirs, ses émotions ou ses volontés. Il y a un style propre à chacun qui fait comprendre le geste avec l’intention qui le guide. Il y a ainsi un circuit sensori-moteur relativement autonome qui fait du refus de la déchéance une attitude d’ensemble. Le corps propre, phénoménal ne peut donc se concevoir comme objet en soi, mais comme sujet incarné qui est présent dans un milieu et au monde.

            Bref, Le corps propre est une chose parmi tant  d’autres en tant qu’il possède une figure géométrique, une densité matérielle. Mais le corps humain crée son propre mouvement et la sensation perdure au-delà de sa rencontre avec le monde. Cette durée explique la rémanence de la sensation dans le sentiment, qui en est la forme spirituelle. Donc la mise à distance du corps propre est impossible. Nous percevons donc le monde au travers de notre corps dont nous  ne percevons jamais l’intégralité. C’est seulement par l’intermédiaire d’autrui que le corps propre accède au statut d’objet perçu : l’auto-perception est de ce fait impossible sauf dans un contexte dualiste, à séparer le corps de l’esprit et à fonder la perception sur un esprit désincarné. Ce qui est humain dans le corps est l'acte par lequel on pense son contenu sensible. Ce qui rend humain le corps est son aptitude à manifester la pensée dans le monde et à informer la pensée d'un contenu sensible toujours renouvelé.

2.2.4. Le corps comme être sexué


            Le corps a comme fonction primordiale de faire exister pour nous et d’assumer l’espace ou l’objet. Qu’en est-il de l’affectivité ?« L’homme ne montre pas ordinairement son corps…elle y est constamment présente comme une atmosphère ».[11] 

La conception ordinaire, c’est à dire celle de la psychologie, dit que le sujet se définit par son pouvoir de représentation. L’affectivité n’est pas un mode original de conscience.

Cette conception n’est pas juste pour l’auteur de la phénoménologie de la perception, car si elle l’était il faudrait dire que tout problème sexuel proviendrait de la perte de certaines représentations ou de l’affaiblissement du plaisir.

            En effet, l’affectivité est conçue d’ordinaire comme un mélange ou une fusion d’états affectifs, plaisirs et douleurs lesquels s’avèrent fermés sur eux-mêmes. Cependant, tous ces états affectifs ne peuvent se comprendre ni s’expliquer que par notre organisation corporelle. Ainsi, le sujet se définit par son pouvoir de représentation. Et l’affectivité ne peut, en aucun cas, être reconnue comme un mode original de la conscience.

            Il sied de noter que tout corps visible est forcément sous-entendu par un schéma sexuel. Celui-ci est strictement individuel et en même temps accentue les zones érogènes. Et la sexualité rayonne à la fois comme une odeur et comme un son, cela dépend de la région corporelle qu’elle habite.

En outre, la sexualité ne renvoie pas à un cycle autonome. Elle est liée de par l’intérieur, à tout l’être connaissant et agissant. Par rapport au corps en général, elle ne doit pas non plus être tenue ou comparée à un contenu fortuit de notre expérience. Car l’existence n’a pas d’attributs fortuits. Elle est le mouvement par lequel tous les faits sont assumés.

            Comme l’existence ne peut être réduit ni au corps ni à la sexualité, de même la sexualité ne peut être réduite à l’existence. Car cette dernière n’est pas un ordre de faits, mais le milieu équivoque de leur communication et le point où leurs limites se brouillent.

            Par ailleurs, la pudeur, le désir et l’amour en général ont une signification tout à fait métaphysique. Ils concernent l’homme comme conscience et liberté. Ainsi, la pudeur et l’impudeur parviennent à prendre place dans une dialectique du moi et d’autrui ainsi que dans celle du maitre et de l’esclave par le fait que grâce au corps, l’homme peut être considéré soit comme objet soit comme valant quelque chose devant autrui.

Bref, la sexualité renvoie à un acte dramatique. Cela, parce que nous y engageons toute notre vie personnelle. Et notre corps est pour nous, le miroir de notre tête. Tout simplement parce qu’il est un moi naturel, un courant d’existence donnée. Ainsi, il n’y a pas de dépassement et de la sexualité comme il n’y a pas de sexualité fermée sur elle-même.

            En fait la différence entre l’état de conscience de quelque chose et le vécu sexuel est d’abord la rencontre entre des corps qui vivent dans le monde et il  n’est pas une question d’ordre purement psychique ou intellectuel mais s’agit d’expliquer comment il y a pour nous un vécu sexuel ou mieux encore comment le monde se présente pour nous avec cette coloration. C’est un  spectacle particulier dans le sens où on est à la fois spectateur et acteur non pas détaché du spectacle mais le jouant. Pour dire que la sexualité est intentionnalité, c’est un mouvement d’existence.

On retrouve donc bien ici l’idée d’une intériorité et d’une relation à une extériorité mais la sexualité est l’action qui montre comment le corps est à la fois sujet et objet dans ce mouvement. La sexualité illustre l’intentionnalité comme ce mouvement même d’existence en tant qu’exister c’est d’abord être là, occuper un lieu dans le monde et en même temps être à lui, c’est à dire y projeter nos désirs.

 Nous devons donc comprendre que le monde est toujours à l’extérieur tout en étant en nous puisque nous sommes au monde. Nous apparaissons à titre d’objet du monde tout en le transformant. Dans cette dynamique d’objectivation nous avons notre part, nous sommes actifs. Il y a production des mondes nouveaux dans la relation sexuelle au sens biologique par la naissance et au sens culturel par l’élan que donne la relation amoureuse à la capacité de créer et de se renouveler soi même dans la créativité. Au niveau artistique, technique ou littéraire, l’amour peut stimuler les capacités de travail mais pas forcément.

La connaissance, l’action et la sexualité sont les trois secteurs du comportement. En donnant à la sexualité cette place dans son ontologie. La psychanalyse  réintègre la sexualité à l’être humain; comme pour dire que la sexualité n’est pas la relation  qui permette d’expliquer  l’humain mais plutôt nous dirons que le psychique s’incarne.

 Le corps est  acteur et moteur de l’existence. C’est en cela que consiste le mouvement dialectique dont il est question ici. On ne peut pas dire que la psychanalyse s’opposent-elles se renforcent plutôt. Freud lui même induit la notion d’un sujet psychophysique car il ne parle pas non plus de sexualité comme le résultat  du fonctionnement d’organes sexuels mais comme d’un pouvoir, pouvoir d’adhérer, de se fixer par l’expérience, d’acquérir des structures de conduite dans le monde.

  La notion d’adhésion renvoie à la relation sexuelle comme intégration dans un certain milieu social, on est renvoyé à une signification sociologique de l’acte sexuel. Celle de fixation renvoie au style,  qu’adopte le sujet au cours de ses expériences et qui est reconnu par l’autre. Celle d’acquisition de structures de conduite renvoie à la répétition d’un mode relationnel et affectif qui témoigne des deux premiers. La sexualité  fait qu’un homme ait une histoire qui n’est l’histoire de sa vie, celle de ses rencontres successives ou bien de l’unique ou de l’impossibilité des rencontres.

2.2.5.  Sexualité, quid ?


            Notre réflecteur pense que la sexualité a des conclusions ambiguës comme il le montre au paragraphe qui s’intitule «  la synthèse du corps propre ».[12] L’ambiguïté en question est celle de la double signification du corps propre : il est à la fois organe de la conscience et aussi instrument. C’est  ce qu’il signifie lorsqu’il parle de rapport organique entre le sujet et le monde et  transcendance active de la conscience qui se jette dans une chose et dans le monde par le moyen de ses organes et de ses instruments. Puis lorsqu’il compare le regard à un « instrument naturel ».[13]  Le corps n’est pas l’enveloppe transparente de l’esprit. Il s’agit ici d’une psychanalyse existentielle et non d’un spiritualisme.

            Le  cas analysé par Binswanger pourrait servir d’exemple, celui d’une jeune fille qui manifeste les symptômes de l’aphonie à la suite d’une interdiction par sa mère de revoir un jeune homme qu’elle aime. Freud interprèterait son aphonie comme résultant d’un problème rencontré au cours de la phase orale de son développement sexuel. Or l’aphonie est plutôt le symptôme d’un refus de coexister avec sa famille et de communiquer. Le refus de s’alimenter s’associe au mouvement de déglutition qui renvoie à celui d’exister comme traversée d’évènements et leur assimilation donc la jeune fille « ne peut pas avaler l’interdiction qui lui  a été faite ».[14] 

Le signe n’indique pas une signification, il est habité par elle. C’est à dire qu’il n’y a pas à penser les symptômes comme la traduction de significations cachées. Ils ne manifestent rien d’autre que ce qu’ils sont. Ils sont un refus ou un acte d’oubli. La jeune fille oublie la parole sans le savoir et le vouloir c’est une pathologie liée à l’ambivalence de la conscience. C’est un acte de résistance et de refoulement. Il y a une généralisation du sens des mots : ils prennent une signification existentielle. Du coup cela  permet d’ignorer tout en sachant. C’est-à-dire on connaît le sens mais celui-ci est déplacé vers une autre signification : une signification existentielle qui  n’est pas celle qu’on utilise habituellement. Les mots deviennent des situations de fait, il faudrait entendre par là qu’ils deviennent lourds de sens. L’acte lui même doit être pris à la lettre.

Si l’action est possible c’est à partir de ce néant qui équivaut au refoulement du corps comme nature. C’est parce que l’on peut refouler la matérialité objective de nos corps que l’on peut la dépasser dans l’acte. Sinon on est devant ce spectacle auquel on ne participe pas et dont parle l’auteur : « les comportements se décomposent dans l’absurde ».[15] L’absurdité de la vie ressort dans la présence simplement matérielle ou naturelle ou brute. Pourtant elle fonde la possibilité de la présence au monde c’est-à-dire de l’existence humaine donc culturelle. Si dans ce type d’existence nous pouvons échapper à notre condition, du point de vue de l’existence brute c’est impossible et c’est pourquoi Merleau-Ponty dit que nous sommes condamnés à l’être.

            Il faut donc revenir à un rapport primitif  ou primordial «les signes eux mêmes induisent au dehors leurs sens ».[16] Comme le corps qui est pouvoir d’expression et de signification, les signes ont le pouvoir d’induire le sens qu’ils posent. Ils sont puissants, ils transforment le monde. Ils n’arrivent pas dans un monde au sein duquel ils sont partagés comme un bagage commun ou une propriété commune, qui appartient à tous. La communication véritable exige l’incarnation du sens. L’action et la pensée sont le même. Il n’y a pas de distinction entre une intériorité : ce que nous pensons et une extériorité : ce que nous faisons. Nous ne sommes rien d’autre que ce que nous faisons. On ne peut rien cacher, on  apparaît tel que l’on est. Si on veut se cacher on manifeste son être se cachant.

Donc corps et esprit et signe et signification sont des moments abstraits du phénomène central qu’est le sens incarné parce qu’ils sont le passage nécessaire ou la condition de l’incarnation dans sa réalisation dialectique. On doit passer par une objectivation du corps et une objectivation de l’esprit et leur séparation pour pouvoir agir.           Dans ce sens on refoule notre être biologique, on le fige. Comme on fige le sens que l’on donne à notre existence dans la relation à autrui par notre apparaître et par notre langage. On sublime l’objectivation du corps. Dans ce sens on produit des connaissances.  On produit d’un côté des objets et de l’autre des idées. Le sens incarné est le vivant médiateur des actions et réalisations humaines.

Ce qui revient à dire que l’humain n’est rien d’autre que ce qu’il fait. Si nous reprenons ce que dit Merleau-Ponty, on peut mieux comprendre de quoi il s’agit. Le rapport de l’expression à l’exprimé n’est pas  « à sens unique ». [17] C’est une action réciproque du biologique ou naturel et du style ou culturel qui produit des significations. On doit reprendre en compte ce que nous a déjà dit Merleau-Ponty en ces lignes :           « La fusion de l’âme et du corps dans l’acte, la sublimation de       l’existence    biologique en existence personnelle, du monde naturel en            monde culturel est   rendue à la foi possible et précaire par la structure   temporelle de notre             expérience ».[18]

Exister c’est agir concrètement, il y a une valeur matérielle de ce mot. En ce sens c’est être incarné. C’est donc aussi dépendre des contraintes de la matière et de la vie dans tous ses aspects : historico-social-politico-économique. C’est se confronter avec sa brutalité. Ces expériences multiples ne sont qu’une face de l’action parce que nous ne rencontrons pas que des rappels à l’ordre  de notre condition de mortel. Nous produisons des possibilités concrètes de vivre à l’abri de ces confrontations directes et abruptes. En ce sens on rejoint ici ce que l’on a déjà dit pour le désir sexuel on s’élève ou sublime sa condition objective en significations  incarnées, on stylise notre corps et celui de l’autre. C’est un mouvement réciproque et non unilatéral. C’est ce qui permet la communication et le partage.

2.2.6. Désir et corps.


De prime abord, il sied de souligner que le désir et le corps sont des données constitutives, essentielles de notre réalité humaine. Le corps est compris comme un volume réel et net découpé dans l’espace, cette structure matérielle, visible et tangible, à l’agencement complexe et aux limites précises, que je saisis dans une donnée immédiate de ma conscience comme étant mien, comme étant moi ; et c’est aussi, dans un même mouvement, cet objet extérieur auquel les autres m’identifient, par lequel ils me connaissent et me reconnaissent et qui est très souvent la première et la seule chose de moi qu’ils perçoivent.

Le désir est un état psychique dynamique, un mouvement ou une motion interne, une intensité affective chargée d’images, des figures, des fantasmes, des représentations, un élan ou vecteur qui, issu d’une source obscure, me conduit surement, irrésistiblement me porte et parfois follement m’emporte vers l’objet duquel j’attends l’implorant ou l’exigeant, satisfaction et plaisir.

            Donc ces deux réalités doivent être liées et nouées l’une à l’autre et c’est cela que notre conscience intuitive ne peut nous permettre de douter. C’est bien par le désir que le corps s’arrache à ses plats automatismes, qu’il se rappelle à nous avec intensité ; c’est par le désir que le corps s’actualise, vibre, se perçoit comme vivante pulsation, se fait présente, pesant, pressant, léger, agile, suppliant ou impératif. Le corps a ses raisons et ces raisons s’appellent désir. Et le désir a ses outils et ses organes et ses emblèmes et ses blasons et ils se  nomment corps. [19]

2.3. Conclusion partielle


            Ce deuxième chapitre veut tout simplement nous montrer l’importance que le corps a dans le monde. C’est à travers le corps que nous percevons le monde et le corps ne doit pas être considéré comme une chose mais plutôt comme ce qui nous permet de nous situer dans le monde et c’est à travers mon corps que j’entre non seulement en relation avec le monde mais aussi avec les autres êtres de la nature. Comme qui dirait, le corps est le lieu par excellence de l’intersubjectivité. Et Parce qu’il a ce statut et donc il faut non le situer comme les autres êtres mais lui accorder une place non négligeable au sein de notre univers.




[1] Cfr E. Husserl, idées directrices pour une phénomenologie, Gallimard, Paris, 1950, p.3.
[2] Merleau-Ponty, phénoménologie de la perception, p.7.
[3] Merleau-Ponty, phénoménologie de la perception, p.9.
[4] Cfr M. Merleau-Ponty, le visible et l’invisible, Gallimard, Paris, 1964, p.343-344.
[5] La conférence sur le corps selon Merleau-Ponty, Internet explorer (21. 02. 2013) : http://www.Wikipedia.org.
[6] Ngimbi Nseka, Tragique et intersubjectivité dans la philosophie de Gabriel Marcel, Mayidi, Kinshasa, 1981, p .55.
[7]M. Merleau-Ponty, phénoménologie de la perception, p179.
[8]M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p.175.
[9]M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p.177.
[10]A De Waelhens, une philosophie de l’ambiguïté. L’existentialisme de Maurice Merleau-Ponty, Louvain, 1951, p.111.
[11] M. Merleau-Ponty, la phénoménologie de la perception, p194.
[12] M. Merleau-Ponty, phénoménologie de la perception, p.173.
[13] M. Merleau-Ponty, phénoménologie de la perception, p.179.
[14] M. Merleau-Ponty, phénoménologie de la perception, p 187.
[15] M. Merleau-Ponty, phénoménologie de perception 193.
[16] M. Merleau-Ponty, phénoménologie de perception 193.
[17] M. Merleau-Ponty, phénoménologie de perception, p194.
[18] M. Merleau-Ponty, phénoménologie de perception, p100.
[19] Cfr C. Delacampagne et R. Maggiori, Philosopher, les interrogations contemporaines, Fayard, 1980, p195.