La conception du corps dans
la « phénoménologie de la
perception »
2.0.
Introduction
S’il y a un thème central dans
« la phénoménologie de la perception » de Merleau-Ponty, c’est celui
du corps. Mais signalons que Merleau-Ponty est fils de son temps. Il faut
comprendre d’abord les soubassements philosophiques de Merleau-Ponty,
c’est-à-dire les influences qu’il a subies pour ensuite mieux saisir sa pensée.
De ce fait, ce chapitre veut d’abord
analyser les influences subies par notre réflecteur à travers les notions de
« phénoménologie » et de « perception » pour ensuite mettre
en exergue sa notion centrale du corps.
2.1. De la phénoménologie et de
la perception
La phénoménologie s’entend comme
science des phénomènes.[1]Or
les phénomènes s’appliquent également aux autres sciences : la psychologie
étudie les phénomènes psychiques et les sciences de la nature quant à elles,
étudient les phénomènes physiques, etc. Ainsi le sens du mot
« phénomène » peut varier selon les domaines. Mais quelle est alors
l’acception du mot « phénomène » en phénoménologie ?
En effet, on concevait d’abord la
phénoménologie comme un stade préliminaire de la psychologie empirique en tant
qu’ensemble de descriptions « immanentes » partant sur le vécu
psychique. Plus particulièrement, avec Husserl, la phénoménologie va prendre
une direction toute singulière. La phénoménologie va s’occuper de la «
conscience ». Elle va exiger
l’abandon des attitudes naturelles liées à notre expérience et à notre pensée.
De ce fait, Husserl partira du point
de vue naturel, c’est-à-dire du monde tel qu’il s’oppose à nous, de la
conscience telle qu’elle s’offre dans l’expérience psychologique et il en
dévoilera les présuppositions essentielles. Il élaborera ensuite une méthode de
réduction phénoménologique qui l’aidera à triompher des obstacles à la
connaissance inhérents à tout mode de recherche tourné vers la nature et à
élargir l’étroit champ de vision que comporte ce mode naturel, jusqu’à ce
qu’enfin, il ait découvert le libre horizon des phénomènes considérés dans leur
pureté transcendantale. Il s’agit donc en phénoménologie de décrire et non
d’expliquer ni d’analyser les essences de la conscience, c’est un appel pour
revenir « aux choses-mêmes », d’où la phénoménologie désavoue la
science.
Revisitant la notion de la
phénoménologie, Merleau-Ponty répond à la question « qu’est-ce que la
phénoménologie ? » de la manière suivante : « la
phénoménologie, c’est l’étude des essences et tous les problèmes, selon elle,
reviennent à définir des essences : les essences de la perception,
l’essence de la conscience par exemple. Mais la phénoménologie, c’est aussi une
philosophie qui replace les essences dans l’existence et ne pense pas qu’on
puisse comprendre l’homme et le monde autrement qu’à partir de leur
« facticité ». C’est une philosophie transcendantale qui met en
suspens pour les comprendre les affirmations de l’attitude naturelle, mais
c’est aussi une philosophie pour laquelle le monde est toujours déjà là avant
la réflexion, comme une présence inaliénable et dont tout l’effort est de
retrouver ce contact naïf avec le monde pour lui donner enfin un statut
philosophique (…) c’est aussi un compte rendu de l’espace, du temps, du monde
« vécu ».[2]
La préoccupation Merleau-Pontienne
sur la phénoménologie n’est pas moins celle de Dartigues dans son œuvre
intitulée : « qu’est-ce que la phénoménologie ? ». Avec
Merleau-Ponty, la phénoménologie consiste en la description des faits, des phénomènes,
des choses plutôt que leur analyse et leur explication. Il s’agit pour lui de
revenir aux choses-mêmes, c’est-à-dire de revenir à ce monde avant la
connaissance dont la connaissance parle toujours et à l’égard duquel toute
détermination scientifique est abstraite, signitive et dépendante.[3]
Il s’agit aussi, plus spécifiquement
de la phénoménologie de la perception. En effet, étant donné que le réel est à
décrire et non pas à constituer ou à construire, Merleau-Ponty veut montrer que
la perception est la porte par laquelle la description de l’être est possible.
C’est par le corps qu’on peut découvrir l’être du monde. Ainsi, cette
perception n’a pas le sens que lui ont donné les intellectualistes pour qui elle
est une organisation immédiate des sens grâce à l’action du jugement ;
elle n’a pas non plus le sens des empiristes (Locke, Berkeley, Hume, etc.) qui
la mettent en rapport avec une réalité existante. En effet, selon eux, l’être
est ce qui est perçu.
A contrarie, le phénomène de la perception
chez Merleau-Ponty demande de prendre position à l’intérieur même du processus
perceptif au moment où il s’effectue le plus naturellement, en ne prenant pas
trop distance avec le vécu de la sensation. Chez lui, il s’agit du sentiment
qui, de l’intérieur a tendance à s’extérioriser : toute perception de mon
corps s’explicite dans le langage de la perception extérieure. Ainsi grâce à la
perception, le monde s’ouvre, s’initie par elle. En effet, la perception ouvre
l’homme à l’être au monde extérieur, grâce à son corps. Car ce corps est l’être
dans le monde et c’est lui qui détermine la structure de la perception de
l’homme. Ainsi l’on comprend que la perception devient non pas une simple
représentation des choses mais une tension vers le monde, une condition de
possibilité de la relation au monde. Cette ouverture au monde est une ouverture
à un nouveau monde. Ce n’est pas à un monde en nous-mêmes, au cogito Cartésien.
Mais « percevoir, c’est engager d’un
coup tout un avenir d’expériences dans le présent ».[4] Autrement
dit la perception permet à l’homme d’établir une relation ou des nouvelles
relations par rapport au monde, aux objets, à l’espace, au temps, bref à tout
objet extérieur. Donc, chez Merleau-Ponty,
la perception consiste dans une réflexion philosophique sur la conception de
l’insertion de l’homme dans le monde, ce n’est plus la simple description du
comportement, ni non plus un simple regard des choses.
De ce sens de la phénoménologie de
la perception, l’on comprend alors le rôle pivot que joue le corps : il
devient chez notre réflecteur français, un agent de communication entre l’homme
et le monde extérieur, car il ouvre au monde et met l’homme en situation. C’est
un corps comme pouvoir d’ouverture qui s’actualise dans le phénomène de la
perception.
2.2. La conception du
corps chez Merleau-Ponty
Merleau-Ponty construit une vision du corps en
opposition à une tradition dualiste et intellectualiste héritée de Descartes
qui fait de la pensée un phénomène indépendant du corps. C’est l'opposition
cartésienne entre le corps comme chose étendue (res extensa) et l'esprit
comme chose pensante et donc inétendue (res cogitans). Dans cette
perspective, non seulement la pensée est conçue comme acte intellectuel pur
détaché de toute relation au corps mais le corps (lieu des passions et des
pulsions) est ce qui nous empêche de penser et ce dont il faut nous détacher
(voire même nous arracher) si nous voulons arriver à penser. C'est, par
exemple, la leçon de Platon dans le Phédon. Et chez Descartes, c'est
cette idée que lorsque le corps est actif, l'esprit est passif (il subit le
corps) et inversement.
Merleau-Ponty vient s'inscrire
radicalement en faux contre cette manière de voir les choses. Pour lui, il n'est
de pensée qu'incarnée et le corps ne doit pas occuper une place subalterne par
rapport à la pensée mais s'intégrer à celle-ci dans une perspective d'unité et
d'unification: or, seul le corps humain individué peut permettre cette unité et
cette unification.
Dans
son Rapport sur les travaux présentés
au Collège de France en 1951, Merleau-Ponty résumait cette perspective
en déclarant: « C'est dans l'épreuve que je
fais d'un corps explorateur voué aux choses et au monde, d'un sensible qui m'investit jusqu'au plus individuel de
moi-même et m'attire aussitôt de la qualité
à l'espace, de l'espace à la chose et de la chose à l'horizon des choses, c'est-à-dire à un monde déjà là, que
se noue ma relation à l'être ».[5]
Et c’est à Gabriel Marcel d’ajouter « mon
corps, c’est le repère par rapport auquel se
posent pour moi les existants, c’est mon accès au monde, aux choses et aux autres ».[6]
Le corps est, donc, pour
Merleau-Ponty, le point de départ de toute relation à l'être, c'est-à-dire
qu'il ne peut pas y avoir d'expérience métaphysique sans expérience physique et
sensorielle à l'origine. On a ici l'exact opposé de l'expérience métaphysique
cartésienne qui, dans le cogito, s'abstrait au maximum de tout élément
corporel et sensible pour arriver à une relation à l'être « Je pense, donc
je suis ».
Mais
cette critique de l'intellectualisme n'induit pas, pour autant de la part, de Merleau-Ponty,
une position matérialiste. Lorsque Merleau-Ponty dit « Je suis mon
corps », il récuse conjointement le matérialisme qui fait du corps le
réceptacle passif de la perception via le cerveau et l'intellectualisme pour
qui la perception a son siège dans l'âme en tant que distincte du corps et de
ce fait il affirme en disant « système
de puissance motrices ou de puissance perceptives, notre corps n’est pas objet
pour un « je pense » mais un ensemble de significations vécues qui va
vers son équilibre. »[7]
Il faut substituer à ces approches le corps vécu, ce que Merleau-Ponty appelle
le corps propre qui est le lieu immanent de la subjectivité en tant que
celle-ci a prise sur le monde: Merleau-Ponty approfondit et retravaille ici le
concept de chair forgé par le fondateur de la phénoménologie, le philosophe allemand
Edmund Husserl. Je ne suis pas un corps, je suis mon corps: c'est
là une distinction absolument cruciale. Pour Merleau-Ponty, la subjectivité ne
peut être que corporelle et le corps doit être considéré comme le nœud de
significations vivantes et d'unification de notre rapport au monde: en lui
viennent se subsumer la scission entre le sujet et l'objet, le soi et le monde,
le dehors et le dedans. Le corps est notre expérience fondamentale, celle de la
vie même, par laquelle nous nous rapportons au monde.
« Je
ne traduis pas dans le langage de la vue les données du toucher,
écrit Merleau-Ponty ou inversement, - je n'assemble pas les parties de mon
corps une à une; cette traduction et cet assemblage sont faits une fois pour
toutes en moi: ils sont mon corps même[8].»
Et quelques lignes un peu plus bas, l'auteur insiste sur cette idée du
corps comme lieu d'unification et de constitution d'une authentique
subjectivité en écrivant:
« Une certaine expérience tactile du bras signifie une certaine
expérience tactile de l'avant-bras et de l'épaule, un certain aspect visuel du
même bras, non que les différentes
perceptions tactiles, les perceptions tactiles et les perceptions visuelles
participent toutes à un même bras intelligible, comme les vues perspectives
d'un cube à l'idée de cube, mais parce
que le bras vu et le bras touché, comme les différents segments du bras, font
tous ensemble un même geste [9] ».
Il
y a donc là l’idée d’une unité gestuelle
qui permet l'unification du corps. En outre, Merleau-Ponty veut nous montrer
que, à partir du moment où le corps est expression, cela signifie que parole et
langage sont inséparables du mouvement du sujet comme corps propre. La parole
est pensée et non point signe d'une pensée qui lui préexisterait. A partir du
moment où la pensée s'enracine dans la subjectivité du corps propre qui est expression,
parole et pensée ne sauraient avoir de relation extérieure. Il n'est pas de
pensée sans langage.
2.2.1. Le
rapport entre corps et langage.
Le corps a une unité distincte de
celle de l’objet scientifique. Il a une intentionnalité et un pouvoir de
signification dans sa fonction sexuelle. Qu’en est-il de la possession du
langage ?
En effet, elle est perçue comme la
simple existence effective d’images verbales lesquelles nous font penser aux
traces laissées en nous par les mots prononcés ou entendus. Sur ce, ces traces
peuvent être soit corporelles soit se déposer dans un psychisme inconscient.
Mais, cela n’importe pas beaucoup car, dans les deux cas, la conception du
langage reste la même. Elle ne change pas en ce sens qu’il n’y a pas de sujet
parlant. Il n’y a personne qui puisse parler. Seulement qu’il y a un flux de mots
se produisant sans aucune intention de parler. Et c’est ce flux qui gouverne
tous les mots prononcés.
Ce mot s’avère dépourvu d’efficacité
propre. Car il n’est que le signe extérieur d’une connaissance intérieure.
Celle-ci peut se faire sans lui et sans sa contribution. Il existe derrière le
mot une opération catégoriale. Mais, seule la pensée est pourvue d’un sens et le mot peut être compris comme une
enveloppe vide. Ainsi, le langage peut être appréhendé comme un simple
accompagnement extérieur de la pensée. Cela nous amène à dire selon la première
conception du langage, personne ne parle. Mais, dans la deuxième, est en face
d’un sujet, mais ce dernier n’est autre que le sujet pensant.
La parole et la pensée sont enveloppées, l’une
dans l’autre. Le sens est pris dans la parole et ce dernier est, en fait,
l’existence extérieure du sens.
Bref,
le langage tel qu’il nous apparait a bel et bien un intérieur. Mais, cet
intérieur ne peut en aucun cas renvoyer à une sorte de pensée fermée sur soi et
consciente de soi. Ainsi, le langage est la prise de position du sujet dans le
monde de ses significations. Et le monde veut dire tout simplement que la vie
culturelle ou mentale emprunte à la vie naturelle les structures qui lui sont
propres et que le sujet pensant a pour fondement le sujet incarné.
2.2.2. Du membre fantôme
Au
fait, parler du membre fantôme c’est dire seulement que l’homme se trouve
devant deux situations. La première est celle dont il est habitué c’est-à-dire
tel qu’il a été créé et cette situation fait que lorsqu’il tombe malade ou
connait une mutilation, il en soufre sérieusement à cause de ce manque d’un
membre qui ne fonctionne plus et cela crée en lui un vide qu’il ne sait pas
combler à chaque fois que le besoin se manifeste car la perte ou l’inutilité
d’un membre crée une ouverture qui devait être comblée par le membre habituel
et c’est ainsi que notre auteur dit : « nous distinguons deux
couches des réalités différentes : celle du corps habituel et celle du
corps actuel qui interfèrent et constituent l’ambiguïté du savoir. La première
couche, le corps habituel contient des gestes de maniement, des schémas que la
seconde n’a pas ». [10]Le
corps ne peut donc pas être considéré comme une chose, ni comme un assemblage
de particules, ni comme un entrelacement de processus définis une fois pour
toutes.
2.2.3. Du corps propre.
Le corps propre est à
comprendre comme quelque chose qui ne peut pas être objectivé ni objectivant.
Il exerce plutôt une fonction de reconnaissance. Nous
devons considérer une permanence du corps propre qui sert de fonds à la
permanence relative des objets qui assure un contact continu avec le monde (qui
est l’horizon de notre expérience). Le
corps phénoménal est celui de l’expérience actuelle et de l’histoire
individuelle. Cette vue pré-objective du corps et du monde permet la
réalisation de la jonction du physiologique et du psychique. Par exemple, dans
le cas du membre fantôme, là où le sujet semble oublier son corps réel et
ignorer la mutilation, sa conscience corporelle reste équivoque. Le refus de
l’infirmité, de l’anosognosie, manifeste l’intégration du corps propre au corps
environnant et veut dire que le sujet reste engagé dans un certain monde physique
ouvert à toutes les actions possibles.
Le corps propre exprime une manière
particulière de se projeter et d’exister dans le monde. C’est le terrain commun
qui réunit physique et psychique. Le membre fantôme relève donc à la fois des
conditions physiologiques et de l’histoire dont le malade est porteur que
traduisent ses souvenirs, ses émotions ou ses volontés. Il y a un style propre
à chacun qui fait comprendre le geste avec l’intention qui le guide. Il y a
ainsi un circuit sensori-moteur relativement autonome qui fait du refus de la
déchéance une attitude d’ensemble. Le corps propre, phénoménal ne peut donc se
concevoir comme objet en soi, mais comme sujet incarné qui est présent dans un
milieu et au monde.
Bref, Le corps propre est une chose parmi tant d’autres en tant qu’il possède une figure
géométrique, une densité matérielle. Mais le corps humain crée son propre
mouvement et la sensation perdure au-delà de sa rencontre avec le monde. Cette
durée explique la rémanence de la
sensation dans le sentiment, qui en est la forme spirituelle. Donc la
mise à distance du corps propre est impossible. Nous percevons donc le monde au
travers de notre corps dont nous ne
percevons jamais l’intégralité. C’est
seulement par l’intermédiaire d’autrui que le corps propre accède au statut
d’objet perçu : l’auto-perception est de ce fait impossible sauf
dans un contexte dualiste, à séparer le corps de l’esprit et à fonder la
perception sur un esprit désincarné. Ce qui est humain dans le corps est l'acte
par lequel on pense son contenu sensible. Ce qui rend humain le corps est son
aptitude à manifester la pensée dans le monde et à informer la pensée d'un
contenu sensible toujours renouvelé.
2.2.4. Le
corps comme être sexué
Le
corps a comme fonction primordiale de faire exister pour nous et d’assumer
l’espace ou l’objet. Qu’en est-il de l’affectivité ?« L’homme ne montre pas ordinairement son
corps…elle y est constamment présente comme une atmosphère ».[11]
La conception ordinaire, c’est à dire celle de
la psychologie, dit que le sujet se définit par son pouvoir de représentation.
L’affectivité n’est pas un mode original de conscience.
Cette conception n’est pas juste pour l’auteur de la
phénoménologie de la perception, car si elle l’était il faudrait dire que tout
problème sexuel proviendrait de la perte de certaines représentations ou de
l’affaiblissement du plaisir.
En
effet, l’affectivité est conçue d’ordinaire comme un mélange ou une fusion d’états
affectifs, plaisirs et douleurs lesquels s’avèrent fermés sur eux-mêmes.
Cependant, tous ces états affectifs ne peuvent se comprendre ni s’expliquer que
par notre organisation corporelle. Ainsi, le sujet se définit par son pouvoir
de représentation. Et l’affectivité ne peut, en aucun cas, être reconnue comme
un mode original de la conscience.
Il
sied de noter que tout corps visible est forcément sous-entendu par un schéma
sexuel. Celui-ci est strictement individuel et en même temps accentue les zones
érogènes. Et la sexualité rayonne à la fois comme une odeur et comme un son,
cela dépend de la région corporelle qu’elle habite.
En outre, la sexualité ne renvoie pas à un cycle
autonome. Elle est liée de par l’intérieur, à tout l’être connaissant et
agissant. Par rapport au corps en général, elle ne doit pas non plus être tenue
ou comparée à un contenu fortuit de notre expérience. Car l’existence n’a pas
d’attributs fortuits. Elle est le mouvement par lequel tous les faits sont
assumés.
Comme
l’existence ne peut être réduit ni au corps ni à la sexualité, de même la
sexualité ne peut être réduite à l’existence. Car cette dernière n’est pas un
ordre de faits, mais le milieu équivoque de leur communication et le point où
leurs limites se brouillent.
Par
ailleurs, la pudeur, le désir et l’amour en général ont une signification tout
à fait métaphysique. Ils concernent l’homme comme conscience et liberté. Ainsi,
la pudeur et l’impudeur parviennent à prendre place dans une dialectique du moi
et d’autrui ainsi que dans celle du maitre et de l’esclave par le fait que
grâce au corps, l’homme peut être considéré soit comme objet soit comme valant
quelque chose devant autrui.
Bref, la sexualité renvoie à un acte dramatique.
Cela, parce que nous y engageons toute notre vie personnelle. Et notre corps
est pour nous, le miroir de notre tête. Tout simplement parce qu’il est un moi
naturel, un courant d’existence donnée. Ainsi, il n’y a pas de dépassement et de
la sexualité comme il n’y a pas de sexualité fermée sur elle-même.
En
fait la différence entre l’état de conscience de quelque chose et le vécu
sexuel est d’abord la rencontre entre des corps qui vivent dans le monde et il n’est pas une question d’ordre purement
psychique ou intellectuel mais s’agit d’expliquer comment il y a pour nous un
vécu sexuel ou mieux encore comment le monde se présente pour nous avec cette
coloration. C’est un spectacle
particulier dans le sens où on est à la fois spectateur et acteur non pas détaché
du spectacle mais le jouant. Pour dire que la sexualité est intentionnalité,
c’est un mouvement d’existence.
On retrouve donc bien ici l’idée d’une
intériorité et d’une relation à une extériorité mais la sexualité est l’action
qui montre comment le corps est à la fois sujet et objet dans ce mouvement. La
sexualité illustre l’intentionnalité comme ce mouvement même d’existence en
tant qu’exister c’est d’abord être là, occuper un lieu dans le monde et en même
temps être à lui, c’est à dire y projeter nos désirs.
Nous
devons donc comprendre que le monde est toujours à l’extérieur tout en étant en
nous puisque nous sommes au monde. Nous apparaissons à titre d’objet du monde
tout en le transformant. Dans cette dynamique d’objectivation nous avons notre
part, nous sommes actifs. Il y a production des mondes nouveaux dans la
relation sexuelle au sens biologique par la naissance et au sens culturel par
l’élan que donne la relation amoureuse à la capacité de créer et de se
renouveler soi même dans la créativité. Au niveau artistique, technique ou
littéraire, l’amour peut stimuler les capacités de travail mais pas forcément.
La connaissance, l’action et la sexualité sont
les trois secteurs du comportement. En donnant à la sexualité cette place dans
son ontologie. La psychanalyse réintègre
la sexualité à l’être humain; comme pour dire que la sexualité n’est pas la
relation qui permette d’expliquer l’humain mais plutôt nous dirons que le
psychique s’incarne.
Le corps
est acteur et moteur de l’existence.
C’est en cela que consiste le mouvement dialectique dont il est question ici. On
ne peut pas dire que la psychanalyse s’opposent-elles se renforcent plutôt.
Freud lui même induit la notion d’un sujet psychophysique car il ne parle pas
non plus de sexualité comme le résultat
du fonctionnement d’organes sexuels mais comme d’un pouvoir, pouvoir
d’adhérer, de se fixer par l’expérience, d’acquérir des structures de conduite
dans le monde.
La
notion d’adhésion renvoie à la relation sexuelle comme intégration dans un
certain milieu social, on est renvoyé à une signification sociologique de
l’acte sexuel. Celle de fixation renvoie au style, qu’adopte le sujet au cours de ses
expériences et qui est reconnu par l’autre. Celle d’acquisition de structures
de conduite renvoie à la répétition d’un mode relationnel et affectif qui
témoigne des deux premiers. La sexualité fait qu’un homme ait une histoire qui n’est
l’histoire de sa vie, celle de ses rencontres successives ou bien de l’unique
ou de l’impossibilité des rencontres.
2.2.5. Sexualité,
quid ?
Notre
réflecteur pense que la sexualité a des conclusions ambiguës comme il le montre
au paragraphe qui s’intitule « la synthèse
du corps propre ».[12] L’ambiguïté
en question est celle de la double signification du corps propre : il est à la
fois organe de la conscience et aussi instrument. C’est ce qu’il signifie lorsqu’il parle de rapport
organique entre le sujet et le monde et
transcendance active de la conscience qui se jette dans une chose et
dans le monde par le moyen de ses organes et de ses instruments. Puis lorsqu’il
compare le regard à un « instrument
naturel ».[13]
Le corps n’est pas l’enveloppe transparente de l’esprit. Il s’agit ici d’une
psychanalyse existentielle et non d’un spiritualisme.
Le cas analysé par Binswanger pourrait servir
d’exemple, celui d’une jeune fille qui manifeste les symptômes de l’aphonie à
la suite d’une interdiction par sa mère de revoir un jeune homme qu’elle aime.
Freud interprèterait son aphonie comme résultant d’un problème rencontré au
cours de la phase orale de son développement sexuel. Or l’aphonie est plutôt le
symptôme d’un refus de coexister avec sa famille et de communiquer. Le refus de
s’alimenter s’associe au mouvement de déglutition qui renvoie à celui d’exister
comme traversée d’évènements et leur assimilation donc la jeune fille « ne peut pas avaler l’interdiction qui
lui a été faite ».[14]
Le signe n’indique pas une signification, il est
habité par elle. C’est à dire qu’il n’y a pas à penser les symptômes comme la
traduction de significations cachées. Ils ne manifestent rien d’autre que ce
qu’ils sont. Ils sont un refus ou un acte d’oubli. La jeune fille oublie la
parole sans le savoir et le vouloir c’est une pathologie liée à l’ambivalence
de la conscience. C’est un acte de résistance et de refoulement. Il y a une
généralisation du sens des mots : ils prennent une signification existentielle.
Du coup cela permet d’ignorer tout en
sachant. C’est-à-dire on connaît le sens mais celui-ci est déplacé vers une
autre signification : une signification existentielle qui n’est pas celle qu’on utilise habituellement.
Les mots deviennent des situations de fait, il faudrait entendre par là qu’ils
deviennent lourds de sens. L’acte lui même doit être pris à la lettre.
Si l’action est possible c’est à partir de ce
néant qui équivaut au refoulement du corps comme nature. C’est parce que l’on
peut refouler la matérialité objective de nos corps que l’on peut la dépasser
dans l’acte. Sinon on est devant ce spectacle auquel on ne participe pas et
dont parle l’auteur : « les
comportements se décomposent dans l’absurde ».[15] L’absurdité
de la vie ressort dans la présence simplement matérielle ou naturelle ou brute.
Pourtant elle fonde la possibilité de la présence au monde c’est-à-dire de
l’existence humaine donc culturelle. Si dans ce type d’existence nous pouvons
échapper à notre condition, du point de vue de l’existence brute c’est impossible
et c’est pourquoi Merleau-Ponty dit que nous sommes condamnés à l’être.
Il
faut donc revenir à un rapport primitif
ou primordial «les signes eux
mêmes induisent au dehors leurs sens ».[16] Comme
le corps qui est pouvoir d’expression et de signification, les signes ont le
pouvoir d’induire le sens qu’ils posent. Ils sont puissants, ils transforment
le monde. Ils n’arrivent pas dans un monde au sein duquel ils sont partagés
comme un bagage commun ou une propriété commune, qui appartient à tous. La
communication véritable exige l’incarnation du sens. L’action et la pensée sont
le même. Il n’y a pas de distinction entre une intériorité : ce que nous
pensons et une extériorité : ce que nous faisons. Nous ne sommes rien d’autre que
ce que nous faisons. On ne peut rien cacher, on
apparaît tel que l’on est. Si on veut se cacher on manifeste son être se
cachant.
Donc corps et esprit et signe et signification
sont des moments abstraits du phénomène central qu’est le sens incarné parce qu’ils
sont le passage nécessaire ou la condition de l’incarnation dans sa réalisation
dialectique. On doit passer par une objectivation du corps et une objectivation
de l’esprit et leur séparation pour pouvoir agir. Dans ce sens on refoule notre être biologique, on le fige.
Comme on fige le sens que l’on donne à notre existence dans la relation à
autrui par notre apparaître et par notre langage. On sublime l’objectivation du
corps. Dans ce sens on produit des connaissances. On produit d’un côté des objets et de l’autre
des idées. Le sens incarné est le vivant médiateur des actions et réalisations
humaines.
Ce qui revient à dire que l’humain n’est rien d’autre
que ce qu’il fait. Si nous reprenons ce que dit Merleau-Ponty, on peut mieux
comprendre de quoi il s’agit. Le rapport de l’expression à l’exprimé n’est
pas « à sens unique ». [17]
C’est une action réciproque du biologique ou naturel et du style ou culturel
qui produit des significations. On doit reprendre en compte ce que nous a déjà
dit Merleau-Ponty en ces lignes : « La fusion de l’âme et du corps dans l’acte,
la sublimation de l’existence biologique en existence personnelle, du monde
naturel en monde culturel est rendue à la foi possible et précaire par la
structure temporelle de notre expérience ».[18]
Exister c’est agir concrètement, il y a une
valeur matérielle de ce mot. En ce sens c’est être incarné. C’est donc aussi
dépendre des contraintes de la matière et de la vie dans tous ses aspects :
historico-social-politico-économique. C’est se confronter avec sa brutalité.
Ces expériences multiples ne sont qu’une face de l’action parce que nous ne
rencontrons pas que des rappels à l’ordre
de notre condition de mortel. Nous produisons des possibilités concrètes
de vivre à l’abri de ces confrontations directes et abruptes. En ce sens on
rejoint ici ce que l’on a déjà dit pour le désir sexuel on s’élève ou sublime
sa condition objective en significations
incarnées, on stylise notre corps et celui de l’autre. C’est un mouvement
réciproque et non unilatéral. C’est ce qui permet la communication et le
partage.
2.2.6. Désir et corps.
De prime abord, il sied de souligner que le
désir et le corps sont des données constitutives, essentielles de notre réalité
humaine. Le corps est compris comme un volume réel et net découpé dans
l’espace, cette structure matérielle, visible et tangible, à l’agencement
complexe et aux limites précises, que je saisis dans une donnée immédiate de ma
conscience comme étant mien, comme étant moi ; et c’est aussi, dans un
même mouvement, cet objet extérieur auquel les autres m’identifient, par lequel
ils me connaissent et me reconnaissent et qui est très souvent la première et
la seule chose de moi qu’ils perçoivent.
Le désir est un état psychique dynamique, un
mouvement ou une motion interne, une intensité affective chargée d’images, des
figures, des fantasmes, des représentations, un élan ou vecteur qui, issu d’une
source obscure, me conduit surement, irrésistiblement me porte et parfois
follement m’emporte vers l’objet duquel j’attends l’implorant ou l’exigeant,
satisfaction et plaisir.
Donc
ces deux réalités doivent être liées et nouées l’une à l’autre et c’est cela
que notre conscience intuitive ne peut nous permettre de douter. C’est bien par
le désir que le corps s’arrache à ses plats automatismes, qu’il se rappelle à
nous avec intensité ; c’est par le désir que le corps s’actualise, vibre,
se perçoit comme vivante pulsation, se fait présente, pesant, pressant, léger,
agile, suppliant ou impératif. Le corps a
ses raisons et ces raisons s’appellent désir. Et le désir a ses outils et ses organes et ses emblèmes et ses blasons et ils
se nomment corps. [19]
2.3. Conclusion partielle
Ce
deuxième chapitre veut tout simplement nous montrer l’importance que le corps a
dans le monde. C’est à travers le corps que nous percevons le monde et le corps
ne doit pas être considéré comme une chose mais plutôt comme ce qui nous permet
de nous situer dans le monde et c’est à travers mon corps que j’entre non
seulement en relation avec le monde mais aussi avec les autres êtres de la
nature. Comme qui dirait, le corps est le lieu par excellence de
l’intersubjectivité. Et Parce qu’il a ce statut et donc il faut non le situer
comme les autres êtres mais lui accorder une place non négligeable au sein de
notre univers.
[1] Cfr E. Husserl, idées
directrices pour une phénomenologie, Gallimard, Paris, 1950, p.3.
[5] La conférence
sur le corps selon Merleau-Ponty, Internet explorer (21. 02. 2013) :
http://www.Wikipedia.org.
[6] Ngimbi Nseka, Tragique et intersubjectivité
dans la philosophie de Gabriel Marcel, Mayidi, Kinshasa, 1981, p .55.
[10]A De Waelhens, une philosophie de l’ambiguïté.
L’existentialisme de Maurice Merleau-Ponty, Louvain, 1951, p.111.
[19] Cfr C. Delacampagne et R. Maggiori, Philosopher,
les interrogations contemporaines, Fayard, 1980, p195.
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