Le « nouvel esprit scientifique » chez GASTON
BACHELARD. Quel impact dans la vie courante ?
O. INTRODUCTION
Le paradigme classique de la science
était celui d’un savoir certain, absolu et immuable. Ainsi, Platon conseillait-il
de se méfier de la « doxa »,
autrement dit, des on-dit non constructifs, pour se rapprocher de la
connaissance des objets noétiques, invariants et susceptibles d’un savoir
véritable et durable, épistémè.[1]
Il n’en est pas autrement de René DESCARTES pour qui il fallait à
rejeter tout savoir soupçonné d’être mélangé à une infime part de fausseté. Cette
boutade l’élucide si bien : « …
je pensais qu’il fallait que je fisse
tout le contraire, et je rejetasse, comme absolument faux, tout ce en quoi je
pouvais imaginer le moindre doute »[2].
Pour sa part, Gaston Bachelard propose une conception
nouvelle de l'histoire des sciences, progressant par crises et ruptures
successives, par erreurs rectifiées et obstacles surmontés. Un nouveau
rationalisme en découle refusant la structure immuable et éternelle de la
raison. Pour lui, aucune catégorie a priori ne préside à la constitution
de la science, mais la raison remet en question ses principes et ses concepts
en les ajustant aux révolutions scientifiques successives. Cernons en premier l’ère de la
pré-scientificité au scientisme
I. De pré-scientificité au scientisme
Bachelard utilise très librement la loi des
trois états d'Auguste Comte pour désigner les trois grandes étapes dans le
devenir scientifique : L’état préscientifique, l’état scientifique, et l'ère
du nouvel esprit scientifique.
I.1. L'état préscientifique
Bachelard situe Cette période de
l'Antiquité au XVIII siècle. Cet état
privilégie l’érudition, la curiosité sensible à la variété, à la diversité, le
pittoresque et le chatoiement des phénomènes. L’objet scientifique est en continuité avec
les apparences. « On pense comme on
voit», c'est-à-dire de façon substantialiste, avec un regard fasciné par la
chose et prisonnier de l'imagination, des idées générales et des concepts
immuables. Nous sommes au paradigme « logothéorique » de la science. En
effet, selon la conception antique, la science était entendue comme une
activité essentiellement langagière et théorique, répulsive vis-à-vis de toute activité liée à
la technique[3].
Ainsi par exemple, Platon attribuait une place importante aux sciences
théorétiques. Par la suite, l’état
scientifique va rompre avec cet état préscientifique.
I.2. L'état
scientifique
Bachelard situe cet état entre la fin du
XVII siècle et le début du XX siècle. La pensée scientifique se différencie de son passé préscientifique par
son statut d’une connaissance mixte, abstraite et concrète. Ce stade se fige
bientôt en dogmatisme et conduit au scientisme[4].
La raison édifie ses premières constructions et la pensée scientifique se
différencie de son passé préscientifique par sa marche vers une abstraction
croissante où le réalisme élémentaire devient obstacle à l'effort de
rationalisation. Toutefois, l'état scientifique reste encore tributaire d'une « épistémologie cartésienne», c'est-à-dire
d'une philosophie de l'intuition, de l'immédiat, des natures simples, et d'un
esprit scientifique confiant dans les vérités premières et les notions de base.
Une deuxième rupture avec l’état
scientifique conduira au nouvel esprit scientifique.
II.L'ère du nouvel
esprit scientifique
Cette ère qui est la nôtre, aurait débuté
en 1905 au moment où la relativité Einsteinienne vient déformer des concepts
primordiaux que l’on croyait à jamais immobiles. Elle
consacre la rupture avec l’état scientifique. Elle constitue notre
actualité. Elle consacre la rupture avec les natures simples cartésiennes. En
effet, on s'aperçoit que l'état d'analyse de nos intuitions communes est très
trompeur et que les idées les plus simples comme celle de choc, de réaction, de
réflexion matérielle ou lumineuse ont besoin d'être révisées. Autant dire que
les idées simples ont besoin d'être compliquées pour pouvoir expliquer les
microphénomènes.»2 Le simple est une illusion et les natures
prétendues simples se révèlent un tissu de relations complexes, la nouvelle
pensée scientifique ne cessant d'affiner et de différencier les structures, cette
troisième période est l'ère d'une prise de conscience réflexive par la science.
C'est pourquoi elle se définit non comme un état, mais comme un esprit3.
L'épistémologie nouvelle qui anime la science prend acte des ruptures
épistémologiques (épistémologie non cartésienne, géométrie non euclidienne,
relativité non newtonienne) et, découvrant que « tout ce qui est décisif ne
naît que malgré et contre», elle voit dans l'état de crise le moteur et le
dynamisme même de la science.
A une
mécanique et à une Physique non-Newtoniennes, qui brise l’architecture du
système clos et parfait en soi de Newton, correspond une géométrie
non-euclidienne, une chimie non-Lavoisienne, une Logique non-Aristotélicienne.
Cela conduit à une « Philosophie du
non », qui débouche sur une
« épistémologie
non-Cartésienne ». Cette ère
marque la fin des absolus en science. En effet, Bachelard rejette toute
idée de la certitude absolue et définitive en science quand il affirme : « Un discours sur la méthode
scientifique sera toujours un discours de circonstance, il ne décrira pas une
constitution définitive de l’esprit scientifique »[5]. Ceci voudrait dire que pour Bachelard, tout
concept scientifique finit par perdre sa fécondité première quand on s’écarte
de plus en plus des conditions de sa formation.
II.1 « trilogie
Bachelardienne »[6]
Nous
venons de le remarquer sans peine, la formation de la science est un processus
de rectification indéfinie. Pour Gaston Bachelard, accéder à la pensée
scientifique, faire avancer efficacement la connaissance et s’approcher
toujours plus de la vérité consiste à affronter les difficultés au sein même de
l’esprit scientifique. Ce sont ces difficultés que l’épistémologue français
qualifie d’ « obstacles
épistémologiques », ou encore
des « erreurs », qui sont importants au progrès de la science, et
qui ne peuvent être surmontés que grâce à un effort d’intellectualisation.
II.1.2.
Une histoire récurrente
Dans l’élaboration de son système, Bachelard suggère
de « lire en sens inverse »
le devenir de la science, si bien qu’à partir de l’état actuel des sciences, on
remonte vers le passé, que le présent éclaire et sanctionne, de même que Einstein
éclaire et sanctionne Newton.[7]
C’est dire autrement pour lui que l’oubli des conditions d’établissement d’une
théorie scientifique, et donc des difficultés et des obstacles qu’elle a du
vaincre pour se constituer et se faire admettre nous fasse perdre de vue ce à
quoi elle voulait rompre. Une science
oublieuse de son passé risque fort de ne pas se projeter dans l’avenir, d’être
incapable de se fixer une orientation[8].
II.1.3.
La refonte épistémologique
Pour Bachelard, la
science n’est pas la possession de la vérité, mais sa recherche, et surtout son
aspect dynamique ou sa capacité d’ouverture à toute adjonction. Le devenir interrompu d’une science « conduit à des grandes remises en
ordre des théories scientifiques qui réorganisent le champ systématique en même
temps qu’elles modifient leurs objets. »[9] Pour
notre réflecteur, l’esprit scientifique est essentiellement une rectification
du savoir, un élargissement des cadres de la
connaissance. En fait, les crises
de la pensée impliquent une refonte totale du système du savoir. La tête bien
faite doit alors être refaite. Par les révolutions spirituelles que nécessite
l’invention scientifique, l’homme devient une espèce mutante.
II.1.4.
La Rupture épistémologique
Bachelard considère que le progrès des sciences n’est pas une
simple accumulation de
découvertes et d’inventions qui s’additionneraient progressivement, mais une aventure faite de perpétuelles ruptures. En effet, constate-t-il, la connaissance scientifique ne se fait jamais ex nihilo. Par contre, toute connaissance nouvelle s’établit
contre, en rectifiant ou en élargissant une connaissance antérieure mal faite. Ceci revient à affirmer, à la lumière de
l’auteur de Le nouvel esprit scientifique, que l’esprit
scientifique doit rompre avec les complaisances pour les intuitions
premières, comme il l’affirme si bien :
« On
doit accepter une véritable rupture entre la connaissance sensible et la
connaissance scientifique. Les tendances normales de la connaissance sensible,
tout animées qu’elles sont de pragmatisme et de réalisme immédiats, ne
déterminaient qu’un faux départ ».[10]
A la lumière de ce qui précède, nous
remarquons, avec Bachelard, que la rupture épistémologique est atteinte lorsque
l’obstacle est franchi. Cette rupture avec l’esprit précédent conduit à un nouvel esprit scientifique, à une nouvelle vision. Donc le nouvel esprit
dit non à l’esprit précédent. Nous allons remarquer cela à travers le
nouvel esprit scientifique que prône Bachelard.
II.2. La vérité scientifique
La science classique
considérait la vérité
scientifique comme quelque chose
d’absolu, d’apodictique, d’infaillible, qu’on ne pouvait pas modifier. Aux yeux
de Bachelard, cette façon d’interpréter
la vérité scientifique serait un obstacle à tout progrès car la vérité dite
scientifique reste fugitive à l’esprit humain. Pour lui, la science élabore des propositions sans
cesse soumises à la rectification. Dans cette perspective, Jean Ladrière
affirme que « la vérité est toujours à faire ; elle se précède donc et
s’annonce en même temps. Elle nous éclaire mais elle reste énigmatique »[11].
Dans Le Gai savoir, Nietzsche
développe l’idée que la connaissance est
le fruit d’erreurs et de folies successives savamment entretenues. Ces erreurs
sont nécessaires à la connaissance et permettent de s’interroger sur la valeur
de la vérité.[12] Pour Bachelard, pris dans la science, le
savant devient, par les conflits de sa pensée et de sa pratique, l’instrument
d’une genèse toujours fuyante du vrai. Popper affirme que
« … la science est l’une des rares activités
humaines et sans doute la seule où les erreurs soient systématiquement
critiquées et, bien souvent, avec le temps, rectifiées. C’est pourquoi, dans le
domaine scientifique, nos erreurs sont fréquemment instructives, et c’est ce
qui explique aussi qu’on puisse parler sans ambigüité et de manière pertinente
de progrès dans ce domaine. »[13]
Par ailleurs, constate Bachelard, cette
prise de conscience des erreurs pour l'historien des sciences, montre la façon
dont l'esprit humain doit avoir procédé, en rectifiant l'erreur on peut établir
une nouvelle vérité. Pour lui, le savant
rectifie beaucoup plus qu’il n’engrange les savoirs. Il ressort, aux yeux de
notre réflecteur, qu’une hypothèse scientifique qui ne peut se heurter à aucune
contradiction n’est pas loin d’être une hypothèse inutile. De même, une
expérience qui ne rectifie aucune erreur, qui est platement vraie, sans débat,
à quoi sert-elle ? Une expérience scientifique est alors une expérience
qui dit « non » à l’expérience commune.
III.
Impact dans la vie courante
Bachelard, partant du rejet de l’absolutisme
et du dogmatisme en science, est conduit à « une
philosophie du non »[14].
Ceci est une interpellation pour
notre vie concrète. En effet, il s’avère que le conflit des générations est
toujours au cœur de la dynamique de toute société. Les vieux voudraient voir les jeunes vivre
comme eux l’ont fait, et donc il y a là une conception rétrospective de la vie
que les jeunes réfutent. Dans « Sous l’orage’, Seydou BADIAN KOUYATE
disait : « Les vieux vous
considèrent vous autres comme une légion de termites à l’assaut de l’arbre
sacré » .Comme pour dire que pour les vieux, les jeunes se sont
radicalement détournés des invectives ancestrales, et sont donc une menace pour
l’arbre sacré (la tradition). De leur côté, les jeunes voudraient vivre
pleinement et intensément le présent qui leur offre une belle vue. Dans cet
état des choses, le conflit est irréfutable. Le mieux que l’on puisse faire,
c’est le rendez-vous du donner et du recevoir prôné par L.S. SENGHOR, pour dire
que les jeunes peuvent se servir de l’expérience passée des anciens et fixer
leur avenir : les points positifs les pérenniser, les négatifs, en
corriger les erreurs. Quant aux vieux, mettre à l’idée que le temps présent
n’est pas à diaboliser, il y a du bon dans ce que les jeunes ont, pensent et
font. C’est à cette condition seulement que nous pourrons construire un avenir
porteur d’espoir ! Dès lors, que conclure à présent ?
CONCLUSION
Nos propos ont été sous-tendus par les
réflexions de Gaston BACHELARD sur le nouvel esprit scientifique. Dans notre
exposé, il nous avons ressorti le caractère dogmatiste, absolutiste et immuable
de la science classique. Ceci nous a permis de cerner la vision Bachelardienne
du progrès de la science, celle du rejet de tout dogmatisme en science, et son
invitation à nous préparer à un ascétisme intellectuel, à une quête toujours à
la quête de…. N’a-t-il pas dit que la connaissance du réel est une lumière qui
projette toujours quelque part des ombres. Elle n’est jamais immédiate et
pleine. En revenant sur un passé d’erreurs, on trouve la vérité en un
repentir intellectuel ? [15].
[2] R. DESCARTES, Méditations métaphysiques, Flammarion, Paris, 1979, p.171.
[3] Cf. EMMANUEL
ENKWONO, De la conception antique de la
science comme une « logothéorie » à sa conception actuelle comme une
« techno science », in L’Afrique
à l’heure de l’écologie, éditions franciscaines, Kolwezi, 3(2011), p.129.
[4] Cf. CT PAULIN
KABESA, cours d’épistémologie, 12.
[5] G. BACHELARD, Le nouvel esprit scientifique, 139.
[6] Néologisme pour désigner la « récurrence épistémologique », la « refonte épistémologique » et la « rupture épistémologique ».
[7] M-D. POPPELARD
et D. VERNANT, les grands courants
de la philosophie des sciences, Seuil, Paris, 1997, p.43.
[8] Cf. C.T. PAULIN KABESA,
cours de philosophie des sciences, inédit, cours dispensé au Scolasticat BX
JN XXIII, édition 2011-2012, p.19.
[9] Encyclopédia
Universalis, Vol.6, Paris, 1968, p.372.
[10] G. BACHELARD, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse
de la connaissance objective, 239.
[11] J. LADRIERE, L’articulation du sens. I., Cerf, Paris, 1984, p.49.
[12] Cf. Histoire de la philosophie, sous la
direction de J-F
PRADEAU, 507.
[13] K. POPPER, Conjectures et Réfutations, Payot, Paris, 1985, p.87.
[14] Dans
notre prochain numéro
[15] G. BACHELARD, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse
de la connaissance objective, 13.