mercredi 24 juillet 2013

SCIENCE: REFLEXION DU FRERE BENJAMIN SAVU (sds)


 
 
 
Le « nouvel esprit scientifique »   chez GASTON BACHELARD. Quel impact dans la vie courante ?

 
 
 
 
 
O. INTRODUCTION

       Le paradigme classique de la science était celui  d’un savoir certain,  absolu et immuable. Ainsi, Platon   conseillait-il  de se méfier de la « doxa », autrement dit, des on-dit non constructifs, pour se rapprocher de la connaissance des objets noétiques, invariants et susceptibles d’un savoir véritable et durable, épistémè.[1] Il n’en est pas autrement de René DESCARTES pour qui il fallait   à rejeter tout savoir soupçonné d’être mélangé à une infime part de fausseté. Cette boutade l’élucide si bien : « …  je pensais qu’il fallait que je fisse tout le contraire, et je rejetasse, comme absolument faux, tout ce en quoi je pouvais imaginer le moindre doute »[2].  

      Pour sa part,  Gaston Bachelard propose une conception nouvelle de l'histoire des sciences, progressant par crises et ruptures successives, par erreurs rectifiées et obstacles surmontés. Un nouveau rationalisme en découle refusant la structure immuable et éternelle de la raison. Pour lui, aucune catégorie a priori ne préside à la constitution de la science, mais la raison remet en question ses principes et ses concepts en les ajustant aux révolutions scientifiques successives.   Cernons en premier l’ère de la pré-scientificité au scientisme

I. De pré-scientificité au scientisme

  Bachelard utilise très librement la loi des trois états d'Auguste Comte pour désigner les trois grandes étapes dans le devenir scientifique : L’état préscientifique, l’état scientifique, et l'ère du nouvel esprit scientifique.

I.1. L'état préscientifique

      Bachelard situe Cette période de l'Antiquité au XVIII siècle. Cet état privilégie l’érudition, la curiosité sensible à la variété, à la diversité, le pittoresque et le chatoiement des phénomènes.  L’objet scientifique est en continuité avec les apparences. « On pense comme on voit», c'est-à-dire de façon substantialiste, avec un regard fasciné par la chose et prisonnier de l'imagination, des idées générales et des concepts immuables. Nous sommes au paradigme « logothéorique » de la science. En effet, selon la conception antique, la science était entendue comme une activité essentiellement langagière et théorique,  répulsive vis-à-vis de toute activité liée à la technique[3]. Ainsi par exemple, Platon attribuait une place importante aux sciences théorétiques.  Par la suite, l’état scientifique va rompre avec cet état préscientifique.

I.2. L'état scientifique

      Bachelard situe cet état entre la fin du XVII siècle et le début du XX siècle. La pensée scientifique se différencie de son passé préscientifique par son statut d’une connaissance mixte, abstraite et concrète. Ce stade se fige bientôt en dogmatisme et conduit au scientisme[4]. La raison édifie ses premières constructions et la pensée scientifique se différencie de son passé préscientifique par sa marche vers une abstraction croissante où le réalisme élémentaire devient obstacle à l'effort de rationalisation. Toutefois, l'état scientifique reste encore tributaire d'une « épistémologie cartésienne», c'est-à-dire d'une philosophie de l'intuition, de l'immédiat, des natures simples, et d'un esprit scientifique confiant dans les vérités premières et les notions de base. Une deuxième rupture avec l’état scientifique conduira au nouvel esprit scientifique.

II.L'ère du nouvel esprit scientifique

      Cette ère qui est la nôtre, aurait débuté en 1905 au moment où la relativité Einsteinienne vient déformer des concepts primordiaux que l’on croyait à jamais immobiles.  Elle consacre la rupture avec l’état scientifique. Elle constitue notre actualité. Elle consacre la rupture avec les natures simples cartésiennes. En effet, on s'aperçoit que l'état d'analyse de nos intuitions communes est très trompeur et que les idées les plus simples comme celle de choc, de réaction, de réflexion matérielle ou lumineuse ont besoin d'être révisées. Autant dire que les idées simples ont besoin d'être compliquées pour pouvoir expliquer les microphénomènes.»2 Le simple est une illusion et les natures prétendues simples se révèlent un tissu de relations complexes, la nouvelle pensée scientifique ne cessant d'affiner et de différencier les structures, cette troisième période est l'ère d'une prise de conscience réflexive par la science. C'est pourquoi elle se définit non comme un état, mais comme un esprit3. L'épistémologie nouvelle qui anime la science prend acte des ruptures épistémologiques (épistémologie non cartésienne, géométrie non euclidienne, relativité non newtonienne) et, découvrant que « tout ce qui est décisif ne naît que malgré et contre», elle voit dans l'état de crise le moteur et le dynamisme même de la science.

       A une mécanique et à une Physique non-Newtoniennes, qui brise l’architecture du système clos et parfait en soi de Newton, correspond une géométrie non-euclidienne, une chimie non-Lavoisienne, une Logique non-Aristotélicienne. Cela conduit à une « Philosophie du non », qui débouche sur une  « épistémologie non-Cartésienne ».  Cette ère marque la fin des absolus en science. En effet, Bachelard rejette toute idée de la certitude absolue et définitive en science quand il affirme : « Un discours sur la méthode scientifique sera toujours un discours de circonstance, il ne décrira pas une constitution définitive de l’esprit scientifique »[5].   Ceci voudrait dire que pour Bachelard, tout concept scientifique finit par perdre sa fécondité première quand on s’écarte de plus en plus des conditions de sa formation.

II.1 « trilogie Bachelardienne »[6]


      Nous venons de le remarquer sans peine, la formation de la science est un processus de rectification indéfinie. Pour Gaston Bachelard, accéder à la pensée scientifique, faire avancer efficacement la connaissance et s’approcher toujours plus de la vérité consiste à affronter les difficultés au sein même de l’esprit scientifique. Ce sont ces difficultés que l’épistémologue français qualifie d’ « obstacles épistémologiques »,  ou encore des «  erreurs », qui sont importants au progrès de la science, et qui ne peuvent être surmontés que grâce à un effort d’intellectualisation.  

II.1.2. Une histoire récurrente


        Dans l’élaboration de son système,   Bachelard   suggère de « lire en sens inverse » le devenir de la science, si bien qu’à partir de l’état actuel des sciences, on remonte vers le passé, que le présent éclaire et sanctionne, de même que  Einstein  éclaire et sanctionne Newton.[7] C’est dire autrement pour lui que l’oubli des conditions d’établissement d’une théorie scientifique, et donc des difficultés et des obstacles qu’elle a du vaincre pour se constituer et se faire admettre nous fasse perdre de vue ce à quoi elle voulait rompre. Une  science oublieuse de son passé risque fort de ne pas se projeter dans l’avenir, d’être incapable de se fixer une orientation[8]. 

II.1.3. La refonte épistémologique


       Pour Bachelard,   la science n’est pas la possession de la vérité, mais sa recherche, et surtout son aspect dynamique ou sa capacité d’ouverture à toute adjonction.  Le devenir interrompu d’une science « conduit à des grandes remises en ordre des théories scientifiques qui réorganisent le champ systématique en même temps qu’elles modifient leurs objets. »[9] Pour notre réflecteur, l’esprit scientifique est essentiellement une rectification du savoir, un élargissement des cadres de la   connaissance.  En fait, les crises de la pensée impliquent une refonte totale du système du savoir. La tête bien faite doit alors être refaite. Par les révolutions spirituelles que nécessite l’invention scientifique, l’homme devient une espèce mutante.  

II.1.4. La  Rupture épistémologique


        Bachelard considère que le progrès des sciences n’est pas une simple accumulation de découvertes et d’inventions qui s’additionneraient progressivement, mais une aventure faite de perpétuelles ruptures. En effet, constate-t-il, la connaissance scientifique  ne se fait jamais ex nihilo. Par contre, toute connaissance nouvelle s’établit contre, en rectifiant ou en élargissant une connaissance antérieure mal faite. Ceci revient à affirmer, à la lumière de l’auteur de Le nouvel esprit scientifique, que l’esprit scientifique  doit rompre avec  les complaisances pour les intuitions premières, comme il l’affirme si bien :   

 « On doit accepter une véritable rupture entre la connaissance sensible et la connaissance scientifique. Les tendances normales de la connaissance sensible, tout animées qu’elles sont de pragmatisme et de réalisme immédiats, ne déterminaient qu’un faux départ ».[10]

 

       A la lumière de ce qui précède, nous remarquons, avec Bachelard, que la rupture épistémologique est atteinte lorsque l’obstacle est franchi. Cette rupture avec l’esprit précédent  conduit à un nouvel esprit scientifique,  à une nouvelle vision. Donc le nouvel esprit dit non à l’esprit précédent. Nous allons remarquer cela à travers   le nouvel esprit scientifique que prône Bachelard.

II.2. La vérité scientifique


       La science classique  considérait  la vérité scientifique   comme quelque chose d’absolu, d’apodictique, d’infaillible, qu’on ne pouvait pas modifier. Aux yeux de Bachelard,  cette façon d’interpréter la vérité scientifique serait un obstacle à tout progrès car la vérité dite scientifique reste fugitive à l’esprit humain. Pour lui,  la science élabore des propositions sans cesse soumises à la rectification. Dans cette perspective,  Jean Ladrière  affirme  que « la vérité est toujours à faire ; elle se précède donc et s’annonce en même temps. Elle nous éclaire mais elle reste énigmatique »[11]. Dans Le Gai savoir, Nietzsche développe l’idée que la connaissance est le fruit d’erreurs et de folies successives savamment entretenues. Ces erreurs sont nécessaires à la connaissance et permettent de s’interroger sur la valeur de la vérité.[12]  Pour Bachelard, pris dans la science, le savant devient, par les conflits de sa pensée et de sa pratique, l’instrument d’une genèse toujours fuyante du vrai. Popper affirme que

« … la science est l’une des rares activités humaines et sans doute la seule où les erreurs soient systématiquement critiquées et, bien souvent, avec le temps, rectifiées. C’est pourquoi, dans le domaine scientifique, nos erreurs sont fréquemment instructives, et c’est ce qui explique aussi qu’on puisse parler sans ambigüité et de manière pertinente de progrès dans ce domaine. »[13] 

      Par ailleurs, constate Bachelard, cette prise de conscience des erreurs pour l'historien des sciences, montre la façon dont l'esprit humain doit avoir procédé, en rectifiant l'erreur on peut établir une nouvelle vérité.  Pour lui, le savant rectifie beaucoup plus qu’il n’engrange les savoirs. Il ressort, aux yeux de notre réflecteur, qu’une hypothèse scientifique qui ne peut se heurter à aucune contradiction n’est pas loin d’être une hypothèse inutile. De même, une expérience qui ne rectifie aucune erreur, qui est platement vraie, sans débat, à quoi sert-elle ? Une expérience scientifique est alors une expérience qui dit « non » à l’expérience commune. 

III. Impact dans la vie courante

 Bachelard, partant du rejet de l’absolutisme et du dogmatisme en science, est conduit à « une philosophie du non »[14].   Ceci est une interpellation pour notre vie concrète. En effet, il s’avère que le conflit des générations est toujours au cœur de la dynamique de toute société.   Les vieux voudraient voir les jeunes vivre comme eux l’ont fait, et donc il y a là une conception rétrospective de la vie que les jeunes réfutent. Dans « Sous l’orage’, Seydou BADIAN KOUYATE disait : « Les vieux vous considèrent vous autres comme une légion de termites à l’assaut de l’arbre sacré » .Comme pour dire que pour les vieux, les jeunes se sont radicalement détournés des invectives ancestrales, et sont donc une menace pour l’arbre sacré (la tradition). De leur côté, les jeunes voudraient vivre pleinement et intensément le présent qui leur offre une belle vue. Dans cet état des choses, le conflit est irréfutable. Le mieux que l’on puisse faire, c’est le rendez-vous du donner et du recevoir prôné par L.S. SENGHOR, pour dire que les jeunes peuvent se servir de l’expérience passée des anciens et fixer leur avenir : les points positifs les pérenniser, les négatifs, en corriger les erreurs. Quant aux vieux, mettre à l’idée que le temps présent n’est pas à diaboliser, il y a du bon dans ce que les jeunes ont, pensent et font. C’est à cette condition seulement que nous pourrons construire un avenir porteur d’espoir ! Dès lors, que conclure à présent ?

 

CONCLUSION

         Nos propos ont été sous-tendus par les réflexions de Gaston BACHELARD sur le nouvel esprit scientifique. Dans notre exposé, il nous avons ressorti le caractère dogmatiste, absolutiste et immuable de la science classique. Ceci nous a permis de cerner la vision Bachelardienne du progrès de la science, celle du rejet de tout dogmatisme en science, et son invitation à nous préparer à un ascétisme intellectuel, à une quête toujours à la quête de…. N’a-t-il pas dit que  la connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n’est jamais immédiate et pleine. En revenant sur un passé d’erreurs, on trouve la vérité en un repentir intellectuel ? [15]. 

 



[1] Cf.   Histoire de la philosophie, sous la direction de  J-F PRADEAU, Seuil, Paris, 2009, p.13
[2] R. DESCARTES, Méditations métaphysiques, Flammarion, Paris, 1979, p.171.
[3] Cf. EMMANUEL ENKWONO, De la conception antique de la science comme une « logothéorie » à sa conception actuelle comme une « techno science », in L’Afrique à l’heure de l’écologie, éditions franciscaines, Kolwezi, 3(2011), p.129.
[4] Cf. CT PAULIN KABESA, cours d’épistémologie, 12.
[5] G. BACHELARD, Le nouvel esprit scientifique, 139.
[6] Néologisme pour désigner la « récurrence épistémologique », la « refonte épistémologique » et la « rupture épistémologique ».
[7] M-D. POPPELARD et D. VERNANT,  les grands courants de la philosophie des sciences, Seuil, Paris, 1997, p.43.
[8] Cf. C.T. PAULIN KABESA, cours de philosophie des sciences, inédit, cours dispensé au Scolasticat BX JN XXIII, édition 2011-2012, p.19.
[9] Encyclopédia Universalis, Vol.6, Paris, 1968,  p.372.
[10] G. BACHELARD, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, 239.
[11] J. LADRIERE, L’articulation du sens. I., Cerf, Paris, 1984, p.49.
[12] Cf. Histoire de la philosophie, sous la direction de  J-F PRADEAU, 507.
[13] K. POPPER, Conjectures et Réfutations, Payot, Paris, 1985, p.87.
[14] Dans notre prochain numéro
[15] G. BACHELARD, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, 13.

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